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Situation

La disparition des écoles, des mouvements, des manifestes, des groupes et des rassemblements engendrés par les artistes eux-mêmes a délité, peut-être irrémédiablement un tissus plastique et esthétique qui a grandement fait du vingtième siècle ce qu'il nous apparaît maintenant, cent ans de stimulation, de provocations et de déclenchement d'idées. Cette disparition, ces disparitions n'étaient pas une fatalité, une espèce d'ensablement de l'esprit de coopération du groupe. Que l'individualisme forcené soit une conséquence de la disparition des idéologies communautaires, on ne peut guère le nier. Qu'elle ait été poussée par les pratiques solitaires qu'induisent les comportements de rétractation acquis devant les écrans et les claviers de tous poils, qui en doutera ? Mais comment imaginer qu'un artiste puisse se comporter comme un vulgaire consommateur d'amusements médiatiques, alors qu'il a toujours été (pour les plus artistes d'entre les artistes) un créateur, de formes, de pensées, d'explorations. De plus, le goût d'aujourd'hui pour les réseaux sociaux et les sites de conversation et d'échange aurait pu restaurer les connivences artistiques et les encouragements aux actions plastiques, comme il y eut des apéritifs sauvages, il y aurait pu avoir des manifestations créatives et sauvages instantanées.

L'anéantissement des groupes et des expositions de groupe (au sens le plus large du terme) a mis hors visibilité un certain nombre des créateurs du dernier tiers du siècle dernier. Non pas qu'ils aient cessé de peindre ou de sculpter, non pas qu'ils soient morts dans l'indigence ou l'infamie, mais un effacement relatif les a relégués dans un coin de la mémoire, là où se situe parfois l'histoire non officielle de l'art. Toujours vivants, toujours créant, mais n'ayant aucune envie de satisfaire aux besoins du grand porte-voix médiatique pour creuser leurs sillons. On verra un peu plus loin que l'expression « creuser son sillon » convient magnifiquement à Patrick Jude, l'un de ses artistes éloignés de l'affairement artistique actuel. Une œuvre cohérente et sensible peut se développer en marge des systèmes plus ou moins déclarés, plus ou moins officiels, plus ou moins académiques. Se tenir dans la marge ne veut pas dire obligatoirement être marginal, puisque ce sont les marges qui délimitent la forme même de ce qui se prend pour le centre.

 

Accident

Si son chemin ne croise pas nécessairement, et l'éloigne plutôt de celui des galeries et des coteries, cela ne veut pas dire qu'il ne croise plus ou n'a pas croisé celui de l'art. Grâce à son métier initial de professeur à l'école nationale des beaux-arts de Limoges pendant une très longue période, puis sa seconde carrière de responsable pédagogique au Musée d'art moderne de Céret, ce sont toutes les formes d'art et d'artistes (vieux, morts et presque morts, jeunes, en formation et en devenir, pédagogues et formateurs aussi) que Patrick Jude n'a pas cessé de rencontrer, de manière fortuite ou volontairement. Et surtout ceux qui s'accrochent aux cimaises des musées, les anciens et les modernes, les vrais et les imaginaires, issus de l'école de Fontainebleau ou du mouvement baroque, du néoclassique ou de l'art japonais. Ceux-là ont été ses professeurs et ses gardes-barrière, et ont entretenu la flamme de l'imagination et du désir. Ils lui ont permis aussi de peaufiner et de maximaliser ses études de communication et toutes les règles apprises sur le terrain. Ils lui ont permis surtout de faire se rencontrer les formes picturales d'aujourd'hui, rugueuses simplifiées, empâtées, ébauchées, abstraites, juxtaposées et volontairement primaires (surtout en ce qui concerne la couleur), et celles de l'histoire fantasmée de l'art : érudites, élégantes, finies, superposées, fondues, harmonieuses, figuratives, méthodiques. Mais il ne s'agit pas d'une lutte à mort, une opposition définitive. Ce n'est qu'une position géographique entre le passé et le présent, la frontière d'où observer deux champs différents, seulement séparés par la coupure de l'Histoire. Il ne prend parti ni pour l'une ni pour l'autre, trop heureux que cette dichotomie nourrisse son penchant pour l'image contrariée, pour l'allusion coquine et pour la greffe surprise. Il le dit d'ailleurs lui-même, dans un entretien avec Alain Viguier, en 1989 : « En schématisant, je peux définir ma peinture comme iconographique, paradoxalement iconoclaste. Je suis aussi attiré par l'esprit baroque. Ces emprunts, comme tu dis, sont ceux qui se rapprochent le plus de mes obsessions, de ma fascination pour certaines images à forte signification rattachées à l'histoire même de ma peinture, de l'art, à la mémoire collective, l'imaginaire de l'homme, de sa préoccupation d'existence et que je considère toujours comme une question essentielle dans notre humanité contemporaine qui s'éloigne de plus en plus de ses racines culturelles ». Racines culturelles, c'est sans doute là un des nœuds de l'affaire : nos racines culturelles ne proviennent pas spontanément de notre naissance. Les siennes, à sa naissance, sont d'abord régionales, culturellement régionales si on veut. Ses connaissances de peintre et d'honnête homme commencent avec des études publicitaires, une culture et des images de son temps. Mais il n'avale pas tout rondement, sans mâcher ni réfléchir. Lorsqu'on lui commandera une affiche pour Coca-Cola, à ses débuts, il propose le contraire de ce que le commanditaire attend : un projet sombre, bleu nuit, là où on demandait la jeunesse, la gaîté, l'accroche instantané, la couleur. Finalement, à ce moment précis, la réponse de Patrick Jude est mélancolique. Nulle Amérique dans ce projet-là, nulle propension à la joie de vivre. En même temps que les règles de la publicité, il en a compris l'idéologie, les séductions instantanées, les stéréotypes et les pièges : « J'aime l'esprit de certaines pubs actuelles, l'apparence insolente des images, la rapidité des clichés, le choc de la cohabitation de certaines images paradoxales. Tout cela pétille quelquefois d'invention et d'humour. Quelques bulles dans la tête, mais ça s'arrête là. J'ai fait des études d'Art plastiques en section publicité, cela se voit, bien entendu. La peinture et bien plus complexe, j'en fais l'expérience tous les jours », dira-t-il, longtemps après.

 

Déflagration

Les premières expériences sont donc la promotion publicitaire, la peinture, mais aussi l'intervention, ni performance, ni spectacle, mais culture de l'urgence. Participant aux grandes fêtes collectives des années soixante-dix du vingtième siècle, « Impact II » au Musée d'art moderne de Céret en 1972, aux « Rencontres internationales » de La Rochelle en 1973, « Plus 500 » en 1973 à Aix-en-Provence ou à « Les artistes sur les pavés » à Angoulême, en 1978, c'est avec des travaux au contact des spectateurs et des badauds qu'il se signale. Non pas des images figées, mais des idées en mouvement. Ses prises de positions antimilitaristes, anti-système plus exactement, le conduisent à faire faire par les visiteurs la performance attendue. Lorsqu'il expose à Angoulême, en 1978, pendant la manifestation « Les artistes sur les pavés », c'est pour montrer des uniformes suspendus dans la rue, que les passants peuvent découper à la manière qui les agrée pour ensuite en emporter les prélèvements dans des enveloppes. Mais après quelques découpages et deux jours de présence, la manifestation est interdite. Sans doute pas seulement pour le travail de Patrick Jude, mais aussi parce que son état d'esprit est partagé par une partie des artistes et des participants. De toute façon, les réactions à ce travail s'avèrent contrastées et presque sociologiques: en dessous de trente ans, cela plaisait. Au-dessus de cinquante ans, cela faisait hurler. On n'avancera pas que tenter de faire hurler est resté une constante de son travail, mais on n'en pensera pas moins. Ou, pour nuancer, on dira que Patrick Jude est souvent hanté par un long cri intérieur que les errements du monde suscitent ou réactivent. Il suffit de rapprocher certains titres d'œuvres de l'exposition du musée de Collioure, en 20O4, pour être renseigné sur ses positions face au monde, précises ou tangentes. Mis bout à bout, cela donne comme une litanie, ou plus exactement un poème :

  • J'apparais, je brille, je disparais.
  • Pouvoir et territoire.
  • Territoire et pouvoir.
  • J'entends pas, je lis, je crie.
  • J'entends, je ne vois pas, mais je répète.
  • J'entends, je vois, mais je me tais.
  • Tout n'est pas encore noir.
  • Nous et les quatre coins du monde.
  • La lévitation des élus.
  • La protubérance du politicien.
  • L'irrésistible ascension du Web.
  • Pendant que la cité dort.

On aurait pu aussi bien grouper les titres d'autres séries picturales et le résultat en eu été également probant, que ce soit sur l'emploi de la couleur, de la citation et de la référence. Mais en 2004 et à Collioure, c'est une certaine vision du présent comateux, du politique frelaté et du suivisme général qui se fait jour en une peinture-découpage et -assemblage, tournant autour de la modélisation de l'art et de la société. Que ce soient dans les titres et dans une certaine écriture que se fasse le commentaire est la preuve de la position centrale de sa peinture dans l'expression de ses sentiments. « Il est vrai que se servir d'images n'est pas aussi facile qu'il y paraît, surtout quand celles-ci sont déjà connotées en appartenant à la mémoire collective. Les réutiliser est, je crois un acte politique (...). ».

 

Contamination

Cette mémoire collective dont parle Patrick Jude est, d'un même mouvement de la pensée, celle de la simplification publicitaire et de la complexité de la référence, superposées autant qu'imbriquées, en un résultat parfois confondant. De sa faculté et de sa facilité à regarder autour de lui et en arrière (conduite un tantinet dangereuse), il tire des effets surprenants. Rien ne lui fait peur : les allusions graveleuses et les réductions signalétiques, les contenants sociologiques et les contenus politiques, traités en une sauce picturale brève. Une fois la forme définie, le tableau s'organise par glissements et chevauchements. Qu'il s'agisse de peinture, de découpages ou d'assemblages, c'est une cohérence hors-temps qui régit les ensembles. Pas question de se doter de la faculté du plasticien contemporain qui peut s'affubler du statut de vidéaste, d'infographe ou d'installateur (la liste n'est pas close) pourvu que l'œuvre en cours le réclame. Jude est peintre envers et contre lui-même et peintre il reste. C'est de ce statut revendiqué qu'il s'autorise pour changer de genre et rester quand même dans la peinture. Et l'on s'interrogera fructueusement pour savoir si les uniformes découpés de 1978 n'étaient pas également de la peinture, déguisée en intervention. Sans chronologie particulière et en sautant les périodes et les époques, on constate qu'un même esprit régit l'invention face au format et à l'idée.

Dit-il autre chose quand il affirme en 1989 : « En ce qui concerne ma peinture ou le style de ce que je peins, j'essaie bien évidemment de m'imposer une rigueur qui peut, par sa constance, engendrer le style (...). De manière générale, le style se rattachait à une école, un atelier, il y avait danger de s'en écarter. Chaque rupture déclinait un nouveau style. La multiplicité et l'éparpillement le décomposent ». Lui ne s'éparpille guère, comme on peut le constater facilement à chacune de ses étapes, combinant l'obsession de l'artiste et l'obstination du peintre. Que peint-il d'autre que son sens de la peinture en maintes occasions, occultant le sérieux de sa quête sous un humour impertinent. On n'en retiendra qu'un seul exemple, mais superlatif, celui du tableau « Vite du rose », daté de l'an 2000 . On est confronté à un autoportrait sans ressemblance puisque celui-ci en est encore, pour partie, à l'état de squelette. Sous la peinture pointe le crâne. « Vite du rose », associe la couleur chair au maquillage du thanatopracteur, l'acte d'introspection qu'est un autoportrait à une coquetterie. Plaisanterie, pensera-t-on. Pourtant, Patrick Jude pratique une méthode des plus classiques dont on rencontre maints exemples chez David, ce même David dont il utilisera le Marat assassiné. Quelle méthode ? Celle qui consiste à construire un personnage non sur modèle, mais en dessinant d'abord son squelette, puis son enveloppe charnelle pour terminer son visage et par ses vêtements. Si le style de Jude ne le rattache qu'à lui-même, à son grand soulagement, les méthodes qu'il utilise pour y parvenir l'insèrent dans un arbre généalogique de l'art, non contraignant puisqu'il peut en élaguer ou épaissir la ramure à volonté.

Dans un article intitulé « La notion de style », Meyer Shapiro observe que « les spécialistes ont rapidement remarqué que les traits qui constituent un style ont une qualité en commun. Ils ont tous l'air d'être marqués par l'expression de l'ensemble, ou bien il existe un trait dominant auquel les éléments ont été adaptés. Les différentes parties d'un temple grec ont l'allure d'une famille de formes. Dans l'art baroque, il existe un goût du mouvement qui entraîne l'affaiblissement des limites, l'instabilité des masses et la multiplication de larges contrastes. Pour beaucoup d'auteurs, qu'il s'agisse d'un individu ou d'un groupe d'individus, un style est une unité rigoureuse qui parcourt tout. L'étude stylistique constitue souvent une recherche de correspondances cachée, que l'on explique à l'aide d'un principe organisateur déterminant à la fois le caractère des parties et la disposition de l'ensemble ». Écho à la citation de Patrick Jude sur le style, sur sa recherche d'un style. Écho prolongé par un fragment de citation que l'on retrouvera dans son intégralité en fin de ce texte : « Les images contiennent pour moi des secrets gigognes que j'aime à démonter ».

En poursuivant la lecture du texte de Meyer Shapiro, on trouve plus loin, à la fin du paragraphe qui suit la citation précédente, cette précision : « Le sentiment de l'ensemble se retrouve dans les parties les plus minimes ». Étrange qualité qui permet de reconnaître un style en son entier ou celui, isolé, d'un artiste sur le moindre fragment, le plus petit détail. N'était-ce pas cette particularité qui amenait les historiens des siècles antérieurs à nommer un maître anonyme d'un attribut que l'on retrouvait, immuable et identique, dans quelques représentations ?

Si l'on veut tenter l'expérience avec tout ou partie de l'œuvre de Patrick Jude, on s'exposera à quelques rigolades et à de plus grandes perplexités. D'abord, l'insistance du format carré s'impose de lui-même, pris dans toutes ses dimensions, de la plus petite à la plus grande, des années mille neuf cent soixante-dix aux toiles les plus récentes. Bien sûr, quelques rectangles apparaissent ça et là, pour mieux faire ressortir la récurrence. Mais est-ce pour différer la reconnaissance ou mieux la diluer ? Un autre cas de figure se trouve dans l'insistance avec laquelle apparaissent, au début des années deux mille, de petits bonshommes schématiques en relief ou peints, découpés ou dessinés. Tout à coup, ils sont partout. Ils succèdent à des formes plus complexes, plus sérieuses. Sont-ils les héritiers miniaturisés des effigies peintes par Le Caravage ou François Clouet ? Sont-ils ce qui reste seulement des références d'hier pour les artistes d'aujourd'hui ou ne sont-ils que les vagues souvenirs d'une fastidieuse leçon désapprise rapidement par le monde contemporain ? Un dernier exemple avant qu'une conclusion ne s'impose ? L'emboîtage du masculin et du féminin que l'on retrouve ça et là, mais pas par hasard, sous diverses et surprenantes configurations. Plutôt qu'une image leste, il faudrait y lire une sorte de Ying et de Yang occidental, apte à reconduire une vision judéenne, présente à petites doses dans presque toutes ses figures, dans cette obstination déjà rencontrée à construire son style et creuser son sillon.

 

Dissémination

« Creuser son sillon », comment ne pas charger ces mots d'un sens particulier devant la dernière série de peintures de Patrick Jude ? De petites dimensions pour la plupart (des carrés de cinquante ou soixante centimètres de côté), elles se présentent en même temps comme des paysages réalistes vus de haut et comme des abstractions, sans que l'on puisse affirmer à première vue qu'une intention primerait sur l'autre. Ses lignes diagonales parallèles qui rythment chaque format sont à la fois les sillons des champs de vigne représentés et les quelques sillons têtus sur lesquels s'acharne Patrick Jude depuis voilà longtemps déjà, des sillons artistiques, cela va de soit. Parcelles inhabitées, tel est le titre, bien qu'on y puisse apercevoir de toutes petites maisons simplifiées dans au moins six de ces toiles. Maisons jouets, comme des garages d'enfants ou des maisons de Monopoly, elles extirpent les quinze toiles d'une lecture conventionnelle. Elles renvoient l'abstraction à une simplicité jamais atteinte, même par l'abstraction minimale, comme l'image du cabanon ou de la cabane du jardinier renvoie à un temps, disparu, d'avant l'industrialisation. Telle est aujourd'hui la peinture de Patrick Jude, une stratification de forme et d'engagement. Ce qu'elle a, à coup sûr, toujours été, mais dans d'autres façons, sans la hauteur de vue, au propre et au figuré, de ces parcelles inhabitées. Un genre de retrait un peu hautain, car certainement désespéré de n'avoir pas pu ou su, par l'utilisation de l'humour, la dérision, le sarcasme, l'ironie, le jeu de mot et de couleur, la causticité, l'esprit, la malice et le sous-entendu, transformer la face du monde à l'égal de sa peinture. Dans le même entretien avec Alain Viguier, plusieurs fois cité dans ce texte, Patrick Jude avoue ceci : « Ce débordement me pousse de plus en plus vers une quête de rigueur, mais j'ai encore du mal à me détacher du phénomène iconographique, car les images contiennent pour moi des secrets gigognes que j'aime à démonter. Les techniques différentes que j'utilise sont prétexte pour faire glisser le contenu originel vers d'autres significations, d'autres lectures et si celles-ci véhiculent de l'idéologie, à chacun de l'interpréter ». En espérant que l'artiste continue de déborder longtemps des chemins routiniers, des équivoques esthétiques et des usages de sa propre peinture.

François Bazzoli

Printemps 2011